« Dorohedoro » : jetez-vous dans la gueule du caïman


Dans ce contexte de confinement, j’ai envie de vous proposer un bol d’air. Alors pas un bol d’air frais je vous arrête tout de suite. On partirait plutôt explorer des endroits sales, dangereux et mal famés. Mais honnêtement, après toutes ces journées à redécouvrir les moindres recoins de votre intérieur, vous avez probablement envie de sortir des sentiers battus. Tout ce temps passé à respecter des consignes de sécurité nécessaires pour le bien de tous vous a peut-être donné envie de prendre des risques dans vos choix de visionnage, de changer votre train-train. Je crois que Dorohedoro est la parfaite pépite pour ça. Dorohedoro est à l’origine un manga de la brillante Q Hayashida, publié entre 2000 et 2018 au Japon, qui a été adapté par le studio MAPPA (Dans un recoin de ce monde mais aussi Sarazanmaï) et diffusé le 12 janvier 2020 sur Netflix au Japon. Aux manettes, le réalisateur Hayashi Yuichiro qui avait déjà officié sur Gambling school et le scénariste Hiroshi Seko qui a officié sur l’adaptation de Mob psycho 100% ou Vinland Saga. En attendant sa diffusion le 28 mai prochain en France, le manga est disponible aux éditions Soleil.

Dans un univers post-apocalyptique, Kaiman est un homme à tête de lézard, amnésique et bien bâti, qui apprécie beaucoup les gyozas cuisinés par son amie Nikaido. Ensemble ils aiment régler leur compte aux mages qui s’aventurent dans leur monde-décharge, Hole. Les mages débarquent d’une autre dimension et s’abattent sur la ville pour faire des expériences magiques sur les locaux, ce qui explique l’animosité ambiante.

Voici un trailer pour vous donner un avant-goût :

Il y a de la violence et des moments gores en perspective, de belles scènes de combats et des sortilèges spectaculaires pour ravir les amateurs, le tout sur fond de quête d’identité et d’amitié. Vous sentez cette odeur de sang et de fumée dans l’air d’un petit matin pas frais ? Quoi ? Ça ne vous donne pas vraiment envie ? N’abandonnez pas de suite sur cet a priori car si vous passez outre la crasse et la brutalité apparentes, Dorohedoro fait souffler un vent de liberté qui réveille l’imaginaire.

La Cour des miracles

Loin des archétypes du héros et de son sidekick, loin des antagonistes sans profondeur, la narration de Dorohedoro batifole entre une bonne dizaine de personnages qui ont leur mystère, leur passé, leur motivation, bref, une personnalité. C’est assez simple, si vous croisez un personnage qui est nommé, il y a de grandes chances qu’il ait un rôle à jouer, même si ce personnage est littéralement un cafard géant. Et si vous le cataloguez dans un stéréotype, préparez-vous à être surpris car dans cet univers, les personnages fonctionnent comme des poupées russes chacun à leur façon. Il vous faudra d’ailleurs mobiliser votre mémoire visuelle pour vous souvenir du visage des mages lorsqu’ils retirent leurs masques si particuliers !

Dorohedoro

Pour éviter l’empilage de type « employé de la semaine » qui est parfois l’écueil des fictions chorale, c’est par un système de duos que chaque personnage est mis en valeur de façon dynamique. Un bonus pour la mixité des équipes où les personnages féminins font jeu égal avec leur partenaire masculin sur le plan physique comme magique. Ceux-ci mettent d’ailleurs un point d’honneur à ne pas traiter leur partenaire féminine comme des demoiselles en détresse lorsqu’elles sont en difficulté. Ils témoignent de leur confiance en leur force et en l’équipe qu’ils forment de façon équilibrée. Ces duos sont eux-mêmes mis en relation avec d’autres paires et s’éclairent ainsi les uns les autres, se font et défont en s’entrechoquant. Cette exposition par l’action et les interactions, permet de créer de l’empathie avec les personnages de Dorohedoro indépendamment de leur faction dans l’intrigue. Ils trouvent une place dans le cœur du spectateur bien avant d’avoir droit à un flashback qui viendra, comme une récompense, approfondir l’ancrage et la psychologie des protagonistes. Ce gros point fort m’a permis de passer sur le manque d’expressivité des visages qu’on peut regretter dans plusieurs moments clés. Derrière le chaos apparent des premiers épisodes qui jettent le spectateur au cœur de l’action, dans un univers complexe, sans lui en expliquer les règles, la narration se déplace comme une boule de flipper douée d’une vie propre : elle percute violemment un personnage et c’est parti pour le show. Peu à peu, la cohérence apparaît : la trame narrative solide est éclairée par les différents points de vue des protagonistes. Ce système permet de développer une certaine complexité en pariant sur l’intelligence du spectateur. Car oui, Dorohedoro a confiance en notre capacité à assembler les pièces du puzzle qu’il nous livre pèle-mêle. Amis phobiques des meubles en kit qui hésitent à fermer l’article et à fuir Dorohedoro, je vous rassure, loin d’être un artifice pour cacher une histoire décousue, ce challenge du spectateur pour s’approprier l’histoire qui lui est contée fait écho à celui de nombreux personnages qui sont eux aussi à la recherche de quelque chose de spécial : leur identité, leur partenaire, leur passé, un futur. On est tous dans la même galère à tâtonner dans les ombres de Hole et la fumée des mages pour chercher des indices, à broder des hypothèses en ouvrant des portes qui mènent vers l’inconnu. Cette dimension de détective est d’ailleurs mise en scène dans un segment récurrent post-générique qui récapitule les informations importantes pour la compréhension de l’univers et de l’histoire qui ont été découvertes durant l’épisode du jour.

Rendez-vous en terre inconnue

L’autre ingrédient qui aide la magie de Dorohedoro à opérer, c’est l’originalité de l’univers qui nous est proposé. Ça fait tellement de bien d’être surpris, de ne pas savoir à quoi s’attendre et finalement de lâcher prise pour cesser d’anticiper et juste profiter de ce qui nous est offert. Dorohedoro réussit ce pari avec ces personnages gigognes et la façon surprenante de tisser ou détisser leurs liens, avec sa narration stroboscopique qui refuse de choisir un camp et qui muscle l’attention du spectateur comme évoqué, ou avec son univers où les portes s’ouvrent pour vous mener parfois littéralement en enfer.

Dorohedoro

Mais le dépaysement se niche aussi dans la magie si particulière qui irrigue le monde des mages. Loin des arcs-en-ciel et des paillettes qui accompagnent les miracles advenant d’un coup de baguette magique dans un son cristallin, la magie de Dorohedoro se manifeste par une fumée grasse qui n’est pas sans évoquer le Smoke Monster de la série Lost. Ce n’est pas une magie éthérée mais bien une magie organique, qui prend naissance dans le corps des mages et qui agit sur le chair de leurs victimes en leur infligeant des mutations, des mutilations, bref des horreurs qui se manifestent très physiquement sur les personnages et leur environnement. Elle contribue à rendre le monde très concret, les personnages très incarnés. D’ailleurs leurs besoins physiques comme la préparation et le partage de repas sont souvent représentés avec force gros plans et jouent un rôle permanent. A ce sujet je vous partage le tuto des gyozas de Nikaido dans l’opening de Dorohedoro. Vous pourrez apprécier l’ambiance énervée bien rendue par le titre évocateur « Welcome to Chaos » par le groupe (K)NoW_NAME mais surtout le coup de main pour la préparation d’une farce au couteau (ne faites pas ça chez vous s’il vous plaît) :

A noter la belle inspiration du groupe et du studio Mappa qui signent également 6 endings différents, avec un coup de cœur tout particulier pour le troisième (épisodes 5 et 6). Une générosité toujours intéressante qui dénote, il me semble, l’envie de partager la créativité que peut générer cet univers, comme autant de petits rejetons de l’animé qui évoluent autour de lui. L’univers de Dorohedoro me donne l’impression de regarder fonctionner un organisme vivant de l’intérieur. C’est à la fois répugnant et fascinant, à la fois familier et étrange. C’est cette façon d’aborder l’univers sous un angle très organique qui le rend si dense et si cohérent malgré ses bizarreries et ses aspects glauques. La palette de couleurs, ternes et sombres, installe cette ambiance de vie grouillante en rappelant des tons de sous-bois où la lumière filtre avec difficulté. L’attention portée aux décors, notamment en termes d’architecture, donne naissance à des bâtiments et des environnements fouillés qui forment l’ossature et caractérisent chaque monde.

Dorohedoro

On peut regretter le traitement lisse sur certains personnages, et rigide parfois des scènes d’actions, qui découle du choix de la 3D cell-shading, surtout sur les premiers épisodes. Cela peut sembler contre nature avec l’idée de rendre ce côté vivant, fluide, sale de l’univers. Côté combats, les forces en présence étant d’une puissance folle, l’action aurait peut-être mérité une mise en relief plus spectaculaire à mon goût. En effet, l’animation se concentre plus sur les détails gores comme de belles giclées de sang ou une infestation de champignons – ce qui est donc raccord avec cette logique organique – que sur la chorégraphie et le rendu des impacts lors des combats. Toutefois, au fil des épisodes, j’ai été largement conquise par la mise en scène et le montage qui viennent, pour moi, compenser ce manque intelligemment. Je vous laisse apprécier ce petit exemple :

Cette sensation d’univers pareil à la créature de Frankenstein, où les différents mondes louches sont assemblés à la volée par des portes suspectes, est à la fois accentuée et équilibrée par des touches d’humour noir et absurde qui ajoutent une dimension fun bienvenue si vous avez le cœur qui se soulève facilement comme moi. Certains personnages portent cette fonction avec une efficacité magistrale. Spéciale dédicace à Johnson (Shocking ! Un cafard qui parle) et Ebisu dont les frasques ont la grâce de venir de nulle part avec une fraîcheur déconcertante.

Dorohedoro

En conclusion, Dorohedoro est un voyage dans un univers louche qui va exiger votre attention pour pleinement profiter de l’aventure dont la violence est annoncée mais qui saura surprendre par sa subtilité. Si vous vous sentez en forme, prêt à prendre des risques dans vos choix de visionnage, c’est peut-être l’occasion de tenter une expérience différente et d’aller chercher ce qui se cacher au-delà de ses apparences peu ragoutantes. Dorohedoro arrive le 28 mai sur Netflix.



Dernières publications

  • Mathieu Kassovitz adapte « La bête est morte ! » au cinéma

    Mathieu Kassovitz adapte « La bête est morte ! » au cinéma

    L’acteur et cinéaste Mathieu Kassovitz (La Haine, Gothika) revient à la réalisation pour la première fois depuis plus de dix ans afin de s’attaquer à un projet de longue date : un film d’animation adapté de La bête est morte ! Cela fait 20 ans que le réalisateur planche sur cette adaptation avec la scénariste…

  • Cartoon Movie 2024 – Les pitchs en concept qui ont retenu mon attention

    Cartoon Movie 2024 – Les pitchs en concept qui ont retenu mon attention

    Le Cartoon Movie propose deux sessions matinales de pitchs en concept où les créateurs.ices présentent leurs idées de long métrages à leurs premières étapes de développement. C’est l’occasion d’observer de nouvelles propositions dans le cadre de l’animation européenne : Rose et les marmottes réalisé par Alain Ughetto (Les Films du Tambour de soir/Graffiti Films/WeJustKids/Occidental Filmes)…

  • Infos et bande-annonce pour le nouveau film de Naoko Yamada !

    Infos et bande-annonce pour le nouveau film de Naoko Yamada !

    Après le très beau Garden of remembrance et Heike story, Naoko Yamada avait annoncé lors en 2022 lors du Festival international du film d’animation d’Annecy qu’elle travaillait sur un nouveau long métrage avec le studio Science Saru. On en sait désormais un peu plus puisque Kimi no Iro (que l’on peut traduire par Your colors)…