Interview – Dans les entrailles de l’Ogre avec Laurène Braibant


Si vous avez vu la bande-annonce pour l’édition 2017 du Festival, vous avez déjà aperçu des images de L’ogre, produit par Papy 3D et réalisé par Laurène Braibant. L’artiste à l’origine de ce court-métrage gargantuesque est revenue avec moi sur les origines d’une telle histoire, désormais titulaire d’une mention du jury court-métrage et du Prix Canal + d’aide à la création, rien que ça !

Comment s’est passée la genèse de l’Ogre ? Combien de temps t’a-t-il fallu pour monter le court-métrage ?

C’est la première fois que j’en parle vraiment, là (rires). J’avais fait mon premier court-métrage qui s’appelait Sumo, que j’ai achevé en 2011, le temps de tout boucler. Je suis ensuite allé travailler sur d’autres productions et il y a une idée qui a commencé à germer de cette manière, pas très glamour, sur quelqu’un qui était un peu malade.

C’était plutôt une sensation où dans ma vie je me sentais un peu bloquée. Je n’arrivais plus trop à faire des choix, je travaillais majoritairement dans un studio dans le nord de la France, j’y avais un bon réseau mais aussi des envies d’ailleurs. Je me disais que j’avais tout là-bas : “Il y a plein de gens qui galèrent, ce n’est pas mon cas. Pourquoi j’irais voir ailleurs ?” Et de là est né ce sentiment de cette sensation physique, de se sentir un peu coincée. Les dessins ont découlé de ça.

Sumo, réalisé en 2011

En travaillant sur d’autres productions, j’ai commencé à écrire un projet. À partir de là, ça s’est passé super vite ! Au départ, j’ai demandé des aides à l’écriture parce que je voulais vraiment faire ça bien. Vraiment, faire un beau dossier, bien géré et tout ce qui va avec ! J’avais vraiment envie de faire ces étapes une par une et les mettre dans les clous du budget, vu que mon premier court-métrage avait été fait assez librement.

En parallèle des demandes d’aides à l’écriture, il s’est trouvé que le studio de production Papy 3D m’a proposé de les rejoindre. J’ai du coup eu accès à l’aide à la production qui permet de débloquer de l’argent en fonction d’un système de points. Cela se passe sous forme de vœux fait par le studio de production où je me suis retrouvée en troisième place, grâce à la proposition d’un des membres de l’équipe avec lequel je travaillais. De plus, Papy 3D avait déjà beaucoup de points.

Finalement, le projet a été accepté et j’ai dû réagir vite car dans ce cas-là, il faut que le film soit fait dans les deux ans. Aussi, j’ai été sélectionnée en 2014 aux pitch MIFA Annecy, chose à laquelle je ne m’attendais pas. Tout s’est enchaîné, j’ai dû travailler vite sur le film, j’étais à la bourre (bon, ça c’est normal !). Le film s’est construit au fur et à mesure, c’est pour cela qu’il est assez hétérogène, en partie improvisé. C’est un film assez personnel, et ça a été tout de même dur à mettre en forme. Surtout que j’aime dessiner les corps en chair, assez crades, ce qu’on voit finalement assez peu dans le cinéma d’animation.

Dessin de Laurène Braibant, tiré de son Tumblr. Cliquez sur le visuel pour y accéder.

Justement, tu parlais de Sumo et j’ai pu voir sur ton Tumblr des dessins assez charnels. Est-ce que cette notion de gigantisme et de corps imposants sont une obsession pour toi ?

En fait, j’ai toujours dessiné les corps comme ça. Le gigantisme m’a toujours impressionnée, en fait, je me suis toujours sentie trop grande. La vérité c’est que quand j’étais petite, j’étais déjà grande ! Voilà (rires).

Les corps et la sensualité m’ont toujours énormément passionné. J’aime travailler sur le déviant et on parle du désir, mais je voulais surtout rendre belles les choses considérées comme laides. J’avais cette envie de parler du corps mais sans non plus le prendre trop au sérieux. J’avais aussi un peu envie de tourner mon personnage en ridicule, en faisant un corps “moche”, un peu falot, quoi.

Montrer un tel corps, oui, mais sans tomber dans le voyeurisme en jouant avec la limite du dérangeant et sans complaisance. Je ne voulais pas qu’on ait pitié de lui, c’est compliqué parce qu’on marche tout le temps sur des œufs. C’est d’ailleurs quelque chose que j’admire dans le cinéma japonais, je trouve qu’ils osent beaucoup plus et ont beaucoup moins d’inhibition au niveau de leur cinéma. Dans le cinéma français, on ne fait pas encore ça.

C’est pour cette raison, au départ, que je suis arrivée dans le cinéma d’animation, notamment pour Sumo, pour le mouvement du corps. Donc oui, un corps ce n’est pas immobile. Un corps, c’est vivant ! C’est d’ailleurs une chose que je n’ai pas réussi dans l’Ogre, j’ai voulu mettre beaucoup trop de choses dedans, il n’y a pas de compositing et il a été achevé un peu rapidement.

Pour moi, une personne n’est jamais la même physiquement, on a plein de figures différentes. Par exemple, je n’avais pas de model sheet car je n’avais pas envie de respecter ces règles en vigueur dans l’animation. Bon, s’il n’a pas toujours la même tête ce n’est pas grave car pour moi ce qui compte c’est l’émotion du plan.

J’ai voulu assumer le fait d’être totalement hétérogène, voire un peu trop, car je trouve que le problème qu’on a en animation c’est qu’une fois qu’on a les personnages, on les conforme dans un modèle et ça, ça m’ennuie ! (rires) Ça me fait penser aux films psychédéliques que j’aime regarder, dans lesquels je ne sais pas comment ils font, mais ils arrivent à ça.

Il y a de ça aussi dans l’Ogre : parfois le personnage a l’air enfantin, parfois féminin, parfois il a l’air d’une créature féroce. En fait, ça a aussi été difficile car je suis féministe, je me dis qu’on ne voit pas assez de femmes au cinéma et tout d’un coup mon personnage est masculin.

Je me suis vraiment interrogé sur le pourquoi ne pas prendre un personnage féminin. Après je me suis dit que le corps féminin est très sexué tandis que le masculin est beaucoup plus neutre. Surtout par rapport à la boulimie, je craignais que si je choisissais une femme on ne parle que de ça, qu’on l’enferme là-dedans. Tandis que si c’est un homme, je souhaitais qu’il y ait une distance, surtout que les problèmes de troubles alimentaires sont souvent ceux qui sont liés aux femmes. J’avais peur qu’un personnage féminin donne un sens erroné au film.

Tu parlais de féminisme, mais l’acceptation du corps masculin en dehors des stéréotypes en fait partie…

Oui, voilà. C’est pour ça que j’ai aimé jouer avec la limite avec le féminin, et je trouve que le corps masculin n’est pas assez désiré dans le cinéma, comme un corps un peu fragile ou dans une position lascive, par exemple. Je me suis demandé ce que ça donnait avec un mec. On entend beaucoup parler du manque de variété pour le corps féminin mais c’est aussi le cas pour le corps masculin, bien que les choses soient en train de changer. Je pense qu’à l’avenir, peu importe ce que je fais, ces thématiques resteront dans mon travail.

L’Ogre se situe dans une ambiguïté et c’est son problème. Il a envie de tout dévorer et en même temps il doit montrer qu’il a le contrôle et est fort, même si tout l’incite à craquer. Il y aussi ce vide affectif, difficile à transcrire, que je voulais montrer. Il a une relation intime à la nourriture. Attention, ce n’est pas pamphlet anti-malbouffe ! Au départ, il devait être victime de l’obséquiosité des autres. En fin de compte c’est plus à cause de lui-même parce qu’il se cache qui il est. Il est empêtré dans ses désirs ce qui crée le vide affectif et les autres ne sont pas les grands méchants capitalistes. C’est lui qui tombe tout seul dans le piège, à la fin.

Parlons un peu de la nourriture maintenant. Les aliments ont une texture différente du design de l’Ogre et c’est assez appétissant. Quels ont été tes inspirations culinaires ?

Au départ, c’était un peu une frustration. En réalité, je ne voulais pas le faire en numérique. Je voulais qu’il y ait beaucoup plus de matières, j’en avais vraiment envie. Je m’étais dit : “Je vais fabriquer des plats, je vais les tester, comme ça !”

Mais je n’ai jamais eu le temps car il y a tellement de choses à faire… Pour la nourriture, j’étais parti du principe que pour l’Ogre elle doit être appétissante, une sorte d’échappatoire. Il y avait aussi cette idée que la nourriture devait aussi ressembler à un paysage dans lequel on a l’impression qu’on peut s’enfuir. En même temps, elle doit être angoissante, un peu comme les sirènes d’Ulysse. Il va se perdre dedans, c’est en quelque sorte l’ennemi.

J’étais donc parti sur cette ambivalence de la nourriture qu’il va falloir que je travaille. Je me suis donc inspiré par la filmographie de Jan Švankmajer car il utilise tous les matériaux possibles et imaginables pour ses films. Il y a aussi Tampopo, un film japonais sur la sensualité de la nourriture. Aussi, au niveau visuel, le plus difficile a été de choisir les plats. C’est par exemple la difficulté de rendre esthétique un sauté de veau : tout plat, tout marron et l’aspect gastronomique, c’est très… trop esthétique. Ce fut mon dilemme !

En fait, les huîtres ont été mon point de départ car c’est à la fois très beau et très laid. En plus, il y avait un côté sexuel ce qui collait avec les inhibitions que pouvaient avoir le personnage. Les autres ont été un vrai casse-tête, la tête de cochon peut à la fois être jolie et faire très peur. Je n’en suis pas satisfaite car j’aurais aimé construire un vrai menu mais c’est vrai que la tête de cochon est forte visuellement.

Au niveau graphique, le court a été réalisé sous TV Paint et j’ai utilisé une brosse qui avait l’aspect peinture. Sinon, au niveau des inspirations, un peintre comme Matisse m’a beaucoup influencé. D’ailleurs c’est Vaiana Gautier, grande illustratrice et animatrice, qui a fait une grande partie des décors.

Je me disais bien qu’il y avait une influence de Matisse…

Oui, on a beaucoup travaillé là-dessus. Chez Matisse, on retrouve cette notion du laid car il laisse une grande place à l’expérimentation dans son travail.

Par contre, le plat avec la terrine et la crevette dessus existe, je cherchais des hors-d’œuvres et je l’ai recomposé moi-même. L’idée c’était de rapprocher nourriture et paysage, c’étaient un peu des casse-têtes, quand même ! J’ai eu les yeux plus grands que le ventre ! Il était censé avoir des plans où on voit la crevette flotter dans l’eau, mais c’était vraiment trop compliqué, il y avait beaucoup, beaucoup de travail avec le mélange de peinture animé et d’animation traditionnelle.

Lors de mon interview avec Janice Nadeau, nous avions parlé de la difficulté de retranscrire le liquide. Est-ce de cet aspect dont tu parles avec la crevette ?

En fait, le plus difficile est de transmettre la notion de plaisir lorsqu’on mange. Le dessin animé qui selon moi réussit le mieux cet exercice, c’est le court-métrage Futon de Yoriko Mizushiri où l’on voit un mélange entre un corps et un sushi. On y découvre vraiment la sensualité des choses avec la scène de la couverture qui passe sur la peau, par exemple. J’étais dans une démarche un peu plus morbide, mais c’est ce point qui n’est pas évident.

Le fait qu’on connaisse tous cette sensation quand on mange, l’animer en devient un sacré défi.

Sans que cela en devienne dégoûtant non plus. D’ailleurs, en animation, on a un problème avec le côté illustratif. Alors oui, l’animation c’est le mouvement, mais le défi c’est d’aller au-delà, dans les sensations et l’émotion. Surtout pour la nourriture. Le plus dur est de transcrire l’invisible : le désir, le plaisir…

Concernant l’ambiance sonore, dans Sumo et dans l’Ogre, on la ressent bien. Comment a-t-elle été travaillée ?

Pour la musique, c’est Pierre Caillet qui a fait un très bon travail. C’est difficile pour moi d’en parler car elle a été faite sans ma présence et ce n’était pas ce que je voulais au départ. J’étais en retard, c’était ma faute. Concernant Sumo, je voulais un vrai travail de sound design, c’est à dire un mélange de musique et de son qui s’associe directement avec l’image. J’avais envie de faire ça aussi avec l’Ogre, créer du son, pour l’acte de manger. Pierre Caillet et Yan Volsy ont fait un travail extraordinaire vu le peu de temps qu’ils avaient pour le faire.

En réalisant, je me suis rendu compte qu’il fallait vraiment que je m’intéresse au son, c’est un de mes objectifs. C’est un des soucis de l’animation, c’est difficile de trouver des courts qui sonnent juste, je trouve. Je pense que le cinéma asiatique est mieux pourvu niveau design sonore.

Passons maintenant à l’espace avec la fin du court, plus cosmique, tu me parlais d’improvisation. Est-ce que cette fin était voulue ?

Alors là, pas du tout. À l’origine, cela devait être une fin totalement triste où l’Ogre devait finir dans son vomi, se terminer sur un flux de nourriture continu et c’était compliqué à réaliser. La production a préféré le faire partir dans l’espace mais je n’avais pas spécialement envie de le faire partir là-haut. Je voulais qu’il s’écrase de nouveau sur terre avec cette idée que, quoi qu’il lui arrive, ce n’est pas possible de s’en sortir.

Un peu à l’inverse de ses films où les personnages s’échappent dans la nature comme Sauvage de Paul Cabon, je voulais dire qu’en fait non, on ne s’échappe pas. J’avais aussi cette idée que l’Ogre puisse créer du beau malgré lui, à l’image des géants des origines, ces Garguantuas qui font caca des forêts et des lacs, comme dans la mythologie chinoise où deux géants créent le monde de leur propre chair.

Dans les histoires classiques, on retrouve un retour à l’équilibre et c’est ce que je voulais éviter. Voilà, où va exploser ! De mon point de vue, ce fut un échec car il ne fallait pas satisfaire le spectateur, ce qui est très compliqué. L’équivalent de se planter un couteau dans le pied.

Arriver à sortir de la frustration par du contentement pour le spectateur a été compliqué et ce fut un échec pour moi, c’est pourquoi la fin du film a été remontée. L’idée de base était vraiment une tragédie où il finissait sur cette Terre, un peu coincé. Mais bon, la fin n’est pas plus heureuse, il est seul dans l’espace. J’avais envie qu’il y ait une pesanteur de la solitude compensé par la vie qui grouillait autour de lui. J’étais un peu pessimiste au moment de sa création, je crois.

Niveau carrière, j’ai vu que tu avais fait de la production aussi, en plus de tes réalisations. Est-ce que, selon tes diverses expériences, tu as envie de continuer dans la réalisation ?

Oui, j’ai fait un DMA cinéma d’animation et j’avais envie de partir en Erasmus. Il s’est trouvé que le studio Train Train m’a proposé de terminer mon film de fin d’étude, ce qui est toujours difficile, puis de travailler pour eux. J’ai donc fini mon film et ensuite, j’ai travaillé sur d’autres productions.

Je pense que quel que soit le métier, on a tous à un moment envie de s’exprimer d’une manière ou d’une autre. Il y a aussi cette frustration quand le film s’arrête, on se dit qu’on aurait pu mieux faire. On a une idée et je pense que ça vient comme ça.

Prête à recommencer ?

En fait, je suis passé d’un petit film à un gros film avec du budget. Et ça, vraiment je ne le conseille à personne ! Faire des petits films, y aller petit à petit, c’est très bien aussi. Je me suis rendue compte que j’ai beaucoup travaillé l’animation dans une région particulière et là, par exemple, je suis revenu à l’illustration pure sur carnets.

J’ai envie de continuer de travailler dans l’animation, travailler sur un projet d’un réalisateur, même si c’est un petit projet, si ce n’est pas en animation, ce n’est pas grave. Par contre, une chose est sûre, une fois qu’on réalise, on se rend compte qu’on a des choses à dire et on a envie d’en dire d’autres. Là, j’ai besoin et envie de vivre d’autres choses pour me nourrir, ça faisait huit ans que j’étais dans l’animation et ça commençait à m’étouffer.

Réalisation, pas réalisation… Je tiens surtout à faire les choses par moi-même, tenir un blog par exemple, ça fait longtemps que je n’ai pas touché au mien. J’ai envie de toucher à tout. En animation, on peut se sentir bloqué surtout dans l’animation de personnages. En plus, le numérique est devenu la norme, ce que je n’ai pas vu venir, vu que lorsque j’ai commencé il y en avait peu.

J’ai envie d’aborder l’animation par un autre truchement. Surtout, on parle beaucoup du milieu artistique, mais on se connaît tous et dans le court-métrage, il y a des thématiques récurrentes : le deuil, la vieillesse. On ne parle pas des courts-métrages africains, par exemple.

Il y a aussi le travail de Louise Druelle, centré sur Calais, qui m’inspire beaucoup. J’aime aussi beaucoup les comédies trash à l’américaine souvent regardées avec condescendance. C’est hyper banal ce que je vais dire mais on a envie faire du cinéma d’auteur, mais aussi toucher à l’humour populaire. Pour moi, écrire de l’humour, c’est le Graal, alors que souvent il n’est pas considéré comme intéressant. Si je reviens dans l’animation ce sera après avoir exploré plein de choses différentes.

Après avoir passé huit ans à Lille, travaillé au studio Train Train, chez les Films du Nord et aussi sur le film de Zsussana Krief. L’idée est d’aller voir ailleurs, donc. Pour finir, j’aimerais dire un mot sur l’équipe : Remy Shaepman et Vaiana Gautier qui m’ont aidé sur les layouts. J’ai aussi été entouré de très bon animateurs, Gilles Cuvelier et Gabriel Jacquel, qui m’ont beaucoup soutenu car j’animais peu.

Et aussi Papy 3D, Richard Van Den Boom, mon producteur, a pris un risque car il a fallu réaliser le court assez vite et improviser. Ils recherchaient ce côté politiquement incorrect, même si je pense ne pas être allé assez loin, c’est ce qu’ils souhaiteraient pour leur prochain film aussi. C’est difficile de faire du crade sans que ce soit vulgaire. C’est là aussi que je pense ne pas avoir totalement réussi et d’y aller sans peur.

Tous mes remerciements à Laurène Braibant pour sa disponibilité et à Richard Van Den Boom de Papy 3D pour la mise en contact.



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