Après le Work In Progress de Interdit aux chiens et aux italiens, j’ai eu l’occasion d’échanger via Skype avec Alain Ughetto autour de l’actuelle production de son long-métrage en stop motion :
Avant de mourir, mon père m’a donné sa version de notre légende familiale : pendant plusieurs générations, nos aïeux sont nés, se sont mariés et sont morts dans un village du Piémont appelé Ughettera, le « pays des Ughetto », dont tous les habitants portent le même nom de famille que nous. Qui étaient ces gens ? Comment ont-ils vécu ? Pourquoi ont-ils fui et où sont-ils partis ?
J’ai pu aborder la question de l’écriture au travers de l’exercice de mémoire, l’utilisation des matériaux organiques dans sa démarche esthétique ainsi que la musique très ancrée dans les comptines et les souvenirs d’enfance. Dans la vidéo du Work In Progress, vous expliquez que le projet a mis quatre ans à se concrétiser. Quel a été le processus d’écriture et de narration avec vos souvenirs personnels ? Comment avez-vous géré cet aspect avec le scénariste Alexis Galmot ? Alain Ughetto : Au départ, je suis documentariste, donc j’avais commencé à préparer un documentaire en ayant une chronologie. J’avais fait un travail sur la famille : Comment ils sont nés ? Comment ils sont mort ? Avec tous les grands événements au milieu, les guerres… On avait donc déjà un petit conducteur et j’espérais en faire un documentaire, comme avec Jasmine, mais dès qu’on est arrivé au storyboard, ça ne marchait plus. Tenir une heure et demi avec tout ça, c’était compliqué, il a donc fallu construire un récit de fiction en me prenant moi-même pour sujet, questionnant ma grand-mère et lui demandant comment mon grand-père avait vécu ça, quel a été leur parcours. Dans mon esprit, ça venait d’une enquête car mon père disait pendant les repas, à l’envie, qu’il y avait un village en Italie où les gens s’appelait comme nous, quoi. Arrivé là-bas, je me disais : « C’est bizarre, mais c’est vrai » mais que c’est assez commun en Italie, puis je remarque qu’il manque la tombe de mon grand-père au cimetière et je me dis que c’est bizarre qu’il ne soit pas là avec tous ces Ughetto. Donc l’enquête commence là, pour savoir ce qu’ils ont vécu et comment. Pourquoi ils ont quitté ce pays là ? Comment ont-ils fait pour s’assimiler ? Où était ma place parmi tout ça ? La transmission s’effectuait de main en main, des mains de mon grand-père à celles de mon de père, des mains mon père au miennes, et les miennes s’en souviennent. Vous avez joué avec le comique et le tragique au sein de ses souvenirs ? Alain Ughetto : Oui, après avoir enquêté dans la famille pour savoir qui ils étaient, j’ai compilé tous ces souvenirs pour en faire ressortir des situations naturellement fortes en émotion. Mes origines étant italiennes, j’ai toujours été fasciné par les comédies à l’italienne et je me suis dit qu’avec un fond terriblement dur, il faut rester comique. Ça renvoie aussi à l’actualité. Je trouve que d’aller vers de l’intime permet d’aller vers de l’universel. Tous nos ancêtres ont traversé les guerres et les épidémies et ils ont fait du mieux qu’ils ont pu. C’est à nous d’être à la hauteur.
J’ai remarqué une grande présence de matériaux bruts et organiques, était-ce un moyen de rendre le souvenir plus sensitif et plus concret possible pour le spectateur ? Alain Ughetto : La logique était que dans ce village où je suis allé, ils avaient à l’époque deux métiers : paysan et charbonnier. De leur métier de paysan, il ne restait rien du tout, de leur métier de charbonnier, tout était noir, même les arbres. Donc ce que j’ai pu retrouver était dans les musées, où on trouve des objets et des outils de l’époque. En caressant un manche de pioche, j’ai retrouvé les gestes de mon père. Je me suis dis : « Tiens, ça c’est le bon moyen, voilà le fil conducteur, il est là » Cette transmission qui se fait dans le manuel, du grand-père au père, c’est ce qui donne une cohérence à ce témoignage. Visuellement, j’imaginais leur quotidien où les murs des maisons étaient en sucre, les arbres en brocoli, quelque chose relié à l’enfance… Mais leur assimilation sociale est importante aussi. Ce monde ouvrier est toujours dans ma tête, j’ai vécu ça avec mes parents. On entend la comptine de « La bella polenta » chantée par Ariane Ascaride, la musique gardera cet esprit-là ou avez-vous travaillé dans une autre direction ? Alain Ughetto : Au départ, je pensais demander à un musicien d’organiser toute cette partie, puis en cherchant, je n’ai pas trouvé. Par contre, j’ai rencontré beaucoup de gens originaires d’Italie qui faisaient de la musique : de la mandoline, de l’accordéon… Là je me suis dit qu’il serait intéressant de ponctuer les séquences par des musiques particulières. Avec Ariane, quand je lui ai fait chanter « La Bella Polenta », ça partait de l’intime et on voit les ouvriers dans la scène répondre à cette musique-là.
Particulières conditions de reprise pour un tournage de film en stop motion
Le tournage d’Interdit aux chiens et aux italiens a repris depuis le 18 juin dernier après trois mois de pause suite au confinement. La gestion de environnement de travail dans le cadre d’un film en stop motion est impactée au même titre que le live action dans leur organisation. La technique de stop motion nécessite des interactions de plateaux en temps normal assez proche entre les animateurs et les marionnettes et/ou les décors. Le producteur Ilan Urroz a expliqué la mise en place d’un protocole avec le SPI, la médecine du travail et le CCHSCT. Le port du masque et ces nouvelles obligations rendent la mise en place des plans plus usante pour les équipes d’animations car plus gourmandes en temps sur chaque réalisation. Le rythme de tournage est toutefois à présent revenu à la vitesse d’un studio normal. Selon le réalisateur, le tournage peut durer au moins jusqu’à la fin de l’année en raison de ces conditions de filmage.
« Je ne vais pas perdre mon film. Avec les marionnettes, il y a une vraie épaisseur qui se fait depuis le storyboard. » Nous continuerons bien évidemment à suivre la belle aventure d’Interdit aux chiens et aux italiens sur le site.
Les propos d’Alain Ughetto ont été édités pour plus de clarté. Tous mes remerciements à Alain Ughetto pour sa disponibilité, Ilan Urroz, Virginie Millet et Alexandre Cornu pour l’organisation de l’entretien.