Critique – Bombay Rose


Après une longue expérience du court métrage, la réalisatrice indienne Gitanjali Rao signe son premier long métrage avec Bombay Rose. Le film a été remarqué l’année dernière lors de ses différents passages aux Festival de Venise et au Toronto International Film Festival, mais aussi lors de sa programmation au Forum des Images :

Kamala, vingt-et-un ans, est une migrante originaire du Madhya Pradesh vivant à Bombay. Elle habite une cabane au bord de la plage de Juhu avec son grand-père et sa jeune sœur. La journée, elle tresse des guirlandes de jasmin pour faire vivre sa famille. De l’autre côté de la rue, un autre vendeur de fleurs, Salim, dix-neuf ans, venu du Cachemire, ne la quitte pas des yeux. Il tombe amoureux d’elle et lui déclare sa flamme. Une véritable fable Bollywoodienne, mais Salim découvre que Kamala danse la nuit dans un bar pour survivre…

La romance entre Salim et Kamala, tous deux immigrés dans la foisonnante ville de Bombay, se construit dans le regard de l’autre et de ses attentes construites entre cinéma bollywoodien et conte traditionnel. Le personnage de Salim décide d’avancer la déclaration de ses sentiments à Kamala au travers de l’exemple du héros stéréotypé des blockbusters indien. Si vous n’êtes pas familier de cet univers cinématographique, le protagoniste se définit le plus souvent par un ego aussi costaud que ses pectoraux et récupère la fille après une grosse bagarre, torse nu évidemment. L’exemple le plus récent et pertinent auquel vous pouvez vous référer est celui de la saga Dabangg portée par la star Salman Khan. Dans Bombay Rose, le blockbuster « Amour et Passion », repère de Salim, convoque la tête d’affiche Raja Khan qui n’est pas une allusion anodine lorsqu’on connaît la puissance bollywoodienne de la famille Khan. Pour conquérir Kamala, Salim se projette dans cet idéal masculin avec tout ce que cela implique de violence et de jugement moral vis- à-vis des femmes. Il va peu à peu prendre les atours du héros rêvé, avec sa chemise ouverte sur son débardeur, mais aussi adopter une tendance à penser pouvoir régler les situations par la force, ce qui ne jouera pas en sa faveur dans le regard de Kamala. Les représentations de l’amour sont aussi ponctuées d’incursions des contes traditionnels invoquant les racines hindoues de Kamala et musulmanes de Salim. Le personnage du loubard, figé dans l’archétype du blockbuster chez Salim, se transforme en oiseau de proie dans l’imaginaire de Kamala. Le couple s’envole sur un sphinx à tête de femme de la boîte ornementale de Salim. Cette forte dimension symbolique permet d’accompagner intimement l’évolution sentimentale de nos protagonistes.

En parallèle de cette romance se dessine l’histoire cinématographique indienne au travers de la précieuse D’Souza, ancienne actrice bollywoodienne et professeure d’anglais de la petite sœur de Kamala, Tara . D’Souza va se révéler touchante dans la révélation de sa bisexualité et dans sa modernité car à l’époque de sa gloire et même encore aujourd’hui, c’est un sujet tabou dans l’industrie du cinéma indien. Les représentations homosexuelles et bisexuelles ne courent pas le cinéma mainstream indien ou se font par incidence, comme dans le film War où les acteurs principaux n’ont aucun problème avec la perception homosexuelle de leur binôme par le public. Une rareté, donc ! L’utilisation de la musique instrumentale poursuit cette volonté de déconstruction de la séduction traditionnelle des clichés bollywoodiens, usuellement construite autour de performances dansées et chantées des parties masculine et féminine. Afin de manifester son attirance envers Kamala, Salim emprunte surtout à la danse qui apparaît de façon assez spontanée lorsqu’il va vendre ses fleurs en bord de plage. Kamala est portée par une chanson liée à son identité propre et à ses racines associées à sa recherche de liberté. Les échanges entre Salim et Kamala, composés de regards tout en sobriété et de non-dits, relèvent d’une dialectique que l’on retrouve dans le cinéma indépendant de Ritesh Batra (Le Photographe). Même si Bombay Rose s’appuie sur des représentations culturelles pour construire sa romance, le long-métrage n’en oublie pas les réalités difficiles de la survie dans la capitale. L’exil vers un pays étranger, le travail des enfants et la prostitution des jeunes femmes font partie intégrante de la vie de Kamala, qui est prête à tout pour offrir un quotidien décent et une éducation à sa petite sœur Tara. Des anciens aux loubards, on observe chaque strate sociale dans sa volonté de se (re)construire une vie au sein de Bombay.

L’univers graphique se dévoile à travers une esthétique peinte aux couleurs naturelles où ressortent le rouge et le jaune des protagonistes. Les transitions entre les différents tableaux de la capitale se font par touche élégante de pinceaux pour mieux dévoiler la vie trépidante de Bombay. Le soin apporté aux décors est particulièrement impressionnant car le design vibrant des affiches s’inscrit en complémentarité de la dépiction de la rue. On retrouvait déjà cette volonté de retranscrire authenticité de la vie quotidienne dans le court Chai de la réalisatrice. Gitanjali Rao porte cette volonté graphique depuis ses premiers courts-métrages et réussit avec brio le pari de mêler stylisation et réflexion sur ses récits. Bombay Rose est sans conteste un film féministe qui apporte une réflexion profonde sur tous les modes de représentations de la société indienne par elle-même et permet ainsi de faire avancer le discours sur le cinéma bollywoodien. Si vous avez des connaissances, même basiques, du cinéma indien, vous aurez plus de clefs pour apprécier ce récit. Si vous n’en possédez aucune, vous pouvez y aller aussi car ce film d’animation vous servira de point d’entrée vers cet univers très vaste. Laissez-vous guider par votre curiosité et découvrez Bombay Rose en VOD. https://www.youtube.com/watch?v=ImTUp6HY5ak



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