Des histoires de corps, les films de Jérémy Clapin


Mon univers à moi, vous avez pu le constater, c’est plutôt l’animation souvent asiatique, parfois américaine : Magic, PowerFull, ColorFull… Pourtant, j’aime l’animation française (Le Roi et L’Oiseau), et surtout, les courts. Comment, alors, ne pas vous parler des travaux de Jérémy Clapin ? Il consacre la majeure partie de son travail à relater des péripéties quotidiennes, anodines. Et pourtant originales et marginales. Son intermédiaire ? Le corps. Il inscrit l’intrigue dans ce point de vue intime et abstrait qu’est la vie par les membres les plus actifs de l’humain. Le corps et ses artefacts qui sont à la fois force, faiblesse. Raconter ses limites, sa sincérité et sa sensibilité. Je vous propose donc de re-découvrir avec moi et mes analyses, ces court-métrages les plus connus, tous disponibles sur le viméo de Jérémy Clapin.

I – Des histoires de corps

Une histoire vertÉBRALe ou Backbone Tale, 2004. (Produit par Strapontin.)

Une histoire vertébrale est aujourd’hui le plus connu, le plus primé. Son personnage principal semble vivre une vie urbaine célibataire traditionnelle. Il a un chien, cherche l’amour… Sauf que voilà, en plus de ces déboires habituels, il est atteint d’un handicap physique, sa colonne vertébrale est en angle droit. Condamnant son regard au sol et à ses pieds. Ce qui ne l’empêche pas de vivre son « penchant » pour le cinéma où même la scénographie du baiser amoureux (de Gustav Klimt) serait envisageable, si sa partenaire pouvait se plier à sa déformation. L’histoire pourrait s’arrêter à cette impasse. Mais l’enjeu survient, quand une voisine fait son apparition quelques étages plus bas, son oiseau de compagnie sur la tête. Elle a la colonne vertébrale à l’angle droit, ce qui la maintient la tête dans les nuages…. [SPOILERS] On se dit immédiatement qu’ils sont complémentaires. L’épisode de la rencontre à la fenêtre est au summum du romantisme cinématographique. Et la frustration et déception de la scène de l’escalier brise le cœur… C’est leur volonté qui les relie pourtant, le chien et l’oiseau sont les symboles de leur quotidien qui tendent l’un vers l’autre. C’est à la fin qu’on découvre que si le monde ne veut s’arranger pour eux, il faut le ranger pour le faire à sa taille. Happy end pour cette histoire vertébrale.

Skhizein, 2008. (Produit par Dark Prince)

  C’est par ce court que j’ai découvert le travail de Jérémy Clapin. C’est d’ailleurs toujours celui que je préfère. Il a la particularité d’avoir un doublage. Ce qui dans l’ensemble de son travail est assez anecdotique. C’est Julien Boisselier qui prête sa voix au personnage principal de Henri Debrus, homme de la trentaine qu’on rencontre chez son psychiatre, en pleine séance d’explication et d’introspection. Le problème d’Henri est simple mais particulièrement pénible. Il flotte dans les airs. Il est à 91 cm de là où il devrait être. Tout ça à cause d’une météorite. La particularité de ce court-métrage c’est le choix de l’angle, et donc du point de vue par lequel on perçoit Henri et son environnement. D’un seul coup, il ne nous semble rien d’anormal, Henri est allongé, son psychiatre regarde par la fenêtre. On comprend vite qu’il y a une incompréhension de la gravité de son quotidien et une méconnaissance de son état. Le fait que les termes météorite et astéroïde soit confondus par l’autorité mentale établie, par exemple. La compensation d’un handicap dans le calibrage de la maison, chaque chose est redessinée par Henri pour qu’il s’y retrouve. Ce qui indique aussi la précision avec laquelle il se connaît et se perçoit. Après tout, il était déjà toqué et précis dans son quotidien avant même la météorite. « Il n’y a pas eu de dégâts » ne cesse-t-on de répéter. Pourtant, on voit les marques de ce qui avait une place (les tracés des outils de l’aspirateur) et qui n’en a plus (les tracés de l’ensemble des objets de Henri). Il faut se démarquer pour se retrouver. « Et moi ». Ces 91 cm de lui en décalé. Skhizein c’est aussi la démonstration de ce qu’est l’animation, de faire bouger ce qui n’est pas touché, ce qui n’a pas de repère évidemment pour le spectateur… au même titre que le personnage, qui est aussi réalisateur. C’est l’illustration des anecdotes, des incompréhensions, des jugements et des phrases toutes faites. Henri n’est pas à côté de la plaque, il est à côté de lui-même. « De combien de centimètres on s’est éloigné ». NB : Schizein vient du grec « σχίζειν » qui signifie fractionnement.

II – Le court sur l’absurdité

Palmipedarium, 2012. (Produit par Papy3d)

Palmipedarium est un court-métrage sans paroles. Il évoque les oiseaux aux pieds palmés, et le lieu imaginaire où les trouver. Comme un muséum de palmipèdes. Que se passe-t-il quand, au lieu de chasser les canards, on se met à jouer avec ? Je l’ai nommé le court sur l’absurdité, dans son étymologie de l’absurde comme « non-sens », « impasse », « finalité vaine ». C’est un enfant qui joue à la chasse, tandis que son père, lui, chasse pour de vrai. La chasse, c’est se fondre dans la nature, imiter pour mieux approcher, pour mieux posséder. Le jeu en revanche, c’est jouer avec le vrai. Et imiter, apprendre, comme le suggère la relation parent-enfant, c’est faire semblant. Jusqu’à ce que, du jeu absurde, on passe au jeu cruel. Quand l’imaginaire de l’enfance prend fin. La conclusion, s’il en existe une, est différente pour chacun.e. Elle est pour ma part assez triste. Mais elle peut être optimiste, car après tout, l’enfant relâche l’oiseau et s’en retourne.

III – Et aussi…

Clip « Innocent » pour le groupe Hundred Waters.

C’est sur son Viméo que j’ai découvert le clip spatial de Innocent du groupe Hundred Waters. L’histoire d’un aspirateur à la forme de petite pieuvre dont la mission est de nettoyer la station orbitale de tous les parasites qui pourraient s’y trouver…

  Jérémy Clapin a également produit quelques spots commerciaux (notamment pour Citroën, ou idtgv…). L’un deux est devenu plus célèbre que son client. Il s’agit de :

Good Vibrations (publicité pour Liberty Mutuals), 2009. (ACME PRODUCTIONS.)

  Ce n’est pas mon préféré, mais c’est un petit coup de cœur que j’ai plaisir à regarder. Il n’y a pas de paroles, que du bruitages. Et oui, l’animation c’est aussi énormément de sons réels qui trouvent une deuxième vie dans le dessin et le virtuel. La thématique est évidemment liée à sa mise en avant (ici une assurance). L’intrigue est située dans une ville, la focalisation étant le milieu du travail. Lieux de multiples accidents. Un employé de bureau s’ennuie. En bas de la rue, un employé du bâtiment creuse un trottoir à coups de marteau piqueur. Cela provoque le mouvement brusque d’une plaque un peu plus loin. L’inattention des autres va créer des accidents qui, n’étant que bénins, deviennent un spectacle pour ceux et celles qui l’ont repéré et préfèrent en rire que d’intervenir. Jusqu’à ce qu’un homme d’un certain âge, fébrile et tremblant sur sa canne s’approche de la plaque. Heureusement, il est un cas à part, l’événement malencontreux l’arrange. Car il vit en décalage, et trouve un équilibre dans le mouvement. Il fait des imprévus une sérénité. Il prévient et partage sa sagesse. C’est bien évidemment le propos d’une assurance. Mais le court métrage n’en reste pas moins poétique. 😉

IV – À venir

Jérémy Clapin travaille actuellement sur un long métrage, produit par XILAM films, au studio de Villeurbanne. J’ai perdu mon corps est l’histoire d’une main séparée du reste de ses membres et de son parcours à travers la ville pour se retrouver.

Une encore bien belle histoire de corps qu’il nous tarde de voir… en 2019. Si vous êtes impatient.e.s, je vous invite à regarder le reportage de CultureBox des studios France Télévisions qui sont allés à la rencontre de Jérémy Clapin dans les studios de Xilam Films lors de sa création…


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