Interview – Rémi Chayé et Florencia Di Concilio : La musique dans « Calamity »


Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary, deuxième long-métrage de Rémi Chayé, est enfin au cinéma ! À l’occasion de la sortie du film, Camille a eu l’opportunité de discuter de la musique du film en présence de sa compositrice Florencia Di Concilio et du réalisateur. Camille : Avec ce deuxième long-métrage, vous investissez le type “western”, et par définition ça génère des attentes musicales et scénaristiques. Est-ce que vous aviez des références cinématographiques en tête (comme La conquête de l’Ouest ou autres films de pionniers), et si oui est-ce que vous vous en êtes servi pour la construction du scénario ou est-ce que vous les avez mises de côté pour mieux vous en affranchir ?Rémi Chayé : Je n’avais pas une attirance particulière pour cette époque ou cette région du monde. À la base, je cherchais un sujet de deuxième film quand j’ai appris que Martha Jane Cannary avait fait la route de l’Oregon. J’ai imaginé que si son père avait eu un accident, ça aurait pu pousser une gamine qui n’était pas contestataire de son statut de jeune fille à faire des trucs de garçon, à découvrir la liberté qui va avec, et je trouvais que ça avait un gros potentiel.

Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary

Quand Fabrice de Costil, Sandra Tosello et moi-même avons présenté l’histoire à Henri Magalon, directeur de Maybe Movies, je disais que je ne voulais pas faire de western parce que j’avais une image, sûrement simpliste et stupide, du western comme quelque chose d’un peu machiste, avec des gens qui font justice eux-mêmes. Après j’ai évolué là-dessus, en travaillant avec Henri qui m’a montré un certain nombre de westerns plus originaux et différents. Mais l’idée de faire référence à cette cinématographie-là n’a jamais fait partie du processus d’écriture ou de mise en scène. Ce qui nous intéressait, c’était plutôt l’idée d’un village sur roues, avec un ensemble de relations de type communautaires entre des gens qui se raccrochent à leurs traditions parce que le paysage change en permanence autour d’eux. Camille : Pour le choix de la musique, aviez-vous déjà en tête un type de musique spécifique ? Aviez-vous l’intention de ne pas franchir la barrière des lieux communs musicaux pour un film qui se passe dans l’Amérique du XIXe siècle ?Rémi : Pour Tout en haut du monde, j’avais choisi de faire un contrepied musical en utilisant de la musique pop un peu fleurie pour un film qui se passait dans la Russie du XIXe siècle, et j’étais parti sur cette même idée d’un contrepied musical pour Calamity. Avec Benjamin Massoubre, le monteur du film, on a commencé à installer de la musique électro mais cela ne marchait pas, on tournait en rond. Et ça a commencé à marcher le jour où on a commencé à mettre du bluegrass, donc j’ai décidé d’arrêter de lutter : le film était à l’évidence fait pour exister avec de la musique bluegrass. On a décidé de travailler avec Florencia car j’avais beaucoup aimé les sons d’arpeggione de la bande-son d’Ava (réal. Léa Mysius, 2017) qu’elle avait composée, et j’ai découvert qu’elle avait travaillé sur Dark Blood (réal. George Sluizer, 2012) avec une tonalité très bluegrass. Pour nous c’était un gage de savoir-faire.

Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary - enregistrement de la musique

Camille : Florencia, Calamity est votre premier film d’animation en tant que compositrice. Comment avez-vous accueilli le travail sur ce projet et l’opportunité de composer pour ce médium particulier ?Florencia : Chaque film est complètement différent. J’ai beaucoup travaillé pour le documentaire et on me demande souvent en quoi la musique d’un film documentaire est différente de celle d’un “vrai” film. Je ne me suis pas posé la question en apprenant que c’était un film d’animation. La grande différence pour moi avec ce film d’animation, c’est que le processus créatif s’est déroulé en l’espace d’à peu près un an, en parallèle de la fabrication du film. J’ai l’habitude de composer avec des images finies, et là il a fallu imaginer des choses alors que le film n’était pas terminé. Je dis d’ailleurs “big up” autant à la production car ils ont su s’adapter au fait que la musique a beaucoup changé, de la toute première idée qu’on avait eue à la version finale. Dans la manière dont je réfléchis à la musique, il me faut les couleurs, les textures, les images, et au fur et à mesure que l’équipe m’envoyait les scènes du film, je soupçonnais qu’il allait falloir rajouter des couleurs à l’orchestration. Donc on est passé de quatre musiciens avec cinq instruments à une musique symphonique enregistrée dans les meilleures conditions dans un studio de Londres. Tout cela s’est fait dans des conditions humainement optimales parce qu’on s’est tous très bien compris, c’est une situation de création idéale. Rémi : On a commencé avec les mélodies. Florencia  : Ce n’est peut-être pas le meilleur film pour faire cette analogie, mais pour moi les mélodies sont comme le squelette, les traits d’un dessin. Comme on avait l’animatique montée de manière finale, on a repéré des points clés du film et de l’histoire qui étaient importants à travailler. Pour ces moments-là, on a enregistré l’ensemble bluegrass au tout début, et ensuite on les a colorés avec l’orchestration symphonique.

Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary

Camille : Est-ce que vous avez rencontré des frustrations ou des difficultés à la mise en musique de ces scènes ? Ou bien des scènes que vous souhaitiez mettre en musique mais qui ont été laissées de côté ?Rémi : Pas vraiment. Ce dont je me souviens, c’est que j’avais délimité certains endroits où on avait réfléchi à mettre de la musique, et Florencia m’a dit “Il en faudrait ici, et ici”. Pour Tout en haut du monde, j’étais assez réticent à la mise en musique mais avec Florencia on a ouvert les vannes et je me suis rendu compte à quel point sa musique renforce les scènes. Ça a initié pour moi une réflexion sur la place de la musique à l’intérieur des films et développé mon envie de jouer avec la musique pour raconter une histoire. Florencia : Cela dépend aussi de ce que tu veux faire avec la musique. Dans Calamity, elle a plusieurs rôles : à certains moments, elle n’est qu’une couche dans la narration, et dans d’autres, elle joue le rôle d’un clip, comme dans la scène du lasso. Donc pour moi aussi, ça ouvre toute une réflexion à l’utilité que peut avoir une musique dans un film. Parfois, j’aime bien essayer de rester sobre, même quand il y a des grandes mélodies avec beaucoup d’instruments, comme dans la scène où Calamity chevauche de nuit (une scène qui est assez marquante), parce qu’il faut quand même que ce soit la musique du film, et qu’elle ne prenne pas le pas sur l’histoire. Rémi : C’est d’ailleurs la scène sur laquelle on est le plus revenus. C’était beaucoup lié à la musique-maquette qu’on avait posé dessus avec Benjamin, un type qui joue un blues un peu slappé avec trois cordes qu’il a installé sur une pelle en métal, quelque chose d’assez rythmique. Tout le montage avait été fait sur ce rythme-là et on a cru qu’il fallait faire quelque chose de rythmique, mais ça ne marchait pas. Florencia a compris qu’on voulait être dans l’intériorité et le ressenti de Martha, et à partir de là elle composé quelque chose de complètement arythmique avec une montée au fur et à mesure. Florencia : Les plans aussi jouent un rôle important dans le dialogue avec la musique. Pour faire la musique d’un film, il ne suffit pas de savoir faire de la musique. Tu ne peux pas faire la même chose sur des plans serrés que sur des plans larges. J’admire aussi la franchise de Rémi et de l’équipe qui ont su accepter de s’être trompés de direction musicale à un moment donné pour donner la parole au compositeur et voir ce qu’il interprète du film avec son propre regard. Tout le monde n’est pas capable de faire ça. Rémi : Et par rapport à la contemporanéité de la musique dont on parlait avant, Florencia pratique toujours la double utilisation de sons. Elle travaille beaucoup tous ses sons, donc ce n’est pas du bluegrass-folk brut, il est coloré de sound design. Camille : J’avais justement lu que vous aviez beaucoup manipulé le sound design dans votre carrière…Florencia : Mais finalement, cette incursion dans le bluegrass était aussi une première pour moi. Même si j’avais déjà utilisé des sonorités bluegrass sur Dark Blood, car le contexte appelait cette musique-là, le bluegrass ou la country ne sont absolument pas dans mon registre, même si j’ai habité aux États-Unis. J’ai beaucoup appris avec Calamity, surtout parce que je me suis entourée de la crème de la crème des musiciens bluegrass ici en France. Moi-même en tant que compositrice, je ne suis pas musicienne de bluegrass, donc c’était inévitable que j’imprègne cette musique de ce que je sais faire. En tant que pianiste, dès que je travaille un autre son que le piano, j’envisage le son dans sa dimension entière, j’essaye de peindre des tableaux, de manipuler les sons. Comme je ne sais pas jouer ces sons aussi bien que le piano, j’utilise mes propres outils, pas forcément traditionnels, qui se rapprochent du sound design.

Martha Jane Cannary se retrouve enchainé à un autre enfant

Camille : La part du sound design sur Calamity est-elle importante du coup, malgré ce qu’on entend de très symphonique ?Florencia : Absolument, même dans les parties symphoniques. Il y a toujours des sons mélangés : j’utilise beaucoup le son de l’air ou de la pluie pour les mélanger à la musique. Encore une fois parce que je trouve que ça va bien avec le type d’image. Même la prise de son des instruments n’est pas traditionnelle : je fais parfois installer à mon ingé son les micros à des endroits inattendus pour capter le son des instruments d’une manière spécifique. Pour moi, c’est du design sonore à ce niveau-là. Rémi : Tout est souvent ciselé et très travaillé. Florencia : Oui, parce qu’il n’y a pas énormément de notes en général dans ma musique. Mais je travaille vraiment à l’image, donc c’est l’image qui amplifie les notes. Camille : Oui, il y a un vrai dialogue, dans le film, entre ce qu’on voit et ce qu’on entend. C’est ce qui fait toute l’harmonie de Calamity.Florencia : Et heureusement ! L’arrivée d’un compositeur sur un projet de film est souvent difficile, c’est un poste délicat où il faut vraiment pouvoir avoir un dialogue avec le réalisateur. Si ce dialogue fonctionne, cela s’entend dans les images et la musique.

Martha Jane Cannary chevauche de nuit

Camille : Je voulais parler un petit peu des motifs musicaux. Lors de mon visionnage du film, j’ai repéré un thème récurrent, dominé par le violon, qui revient et semble représenter Martha Jane. Est-ce que c’était une idée réfléchie et volontaire de choisir le violon comme instrument majeur pour ce thème ?Florencia : C’est venu tout seul, car notre violoniste, Christophe Cravero était absolument merveilleux ! Rémi : Florencia m’a un jour invité à venir écouter les maquettes musicales du film, qu’elle avait réalisées avec Christian Séguret, le guitariste. J’étais déjà très content, et puis elle m’annonce que les quatre musiciens (l’ensemble violon-contrebasse-guitare-mandoline-banjo) vont faire une démo de ces airs ensemble. Et j’ai passé l’après-midi la plus merveilleuse de ma vie ! Florencia : Je me souviens de peu de moments de vraie joie dans ma vie, et l’un d’eux c’est quand ces musiciens ont commencé à jouer ce thème-là et que j’ai échangé un regard triomphant avec Rémi. Un de ces moments où tu ne te poses plus de question tellement c’est évident. Rémi : Ils se répondaient, faisaient sonner la pièce. Des super pros ! Florencia : Ce n’est pas parce qu’on joue les notes qu’on comprend la musique, mais là tout y était.

Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary - couverture du vinyle

Camille : Avez-vous un morceau préféré dans la bande originale ?Rémi : J’ai toujours du mal à choisir, car ce que j’aime c’est la tension que ça crée d’un bout à l’autre de l’histoire, l’univers musical qui se dégage. Si je devais vraiment en choisir une, ce serait la scène d’adieux à Jonas, qui me fait frissonner à chaque fois, aussi parce que c’est un moment particulièrement émouvant après toute la partie comédie et aventureuse du film. Et c’est le moment où Martha Jane a ce qu’elle veut, et devient qui elle veut, c’est son accomplissement. J’ai l’impression d’avoir passé un cap, car sur Tout en haut du monde on me disait “J’ai failli pleurer” et avec Calamity on me dit “J’ai tellement pleuré !” (rires) Camille : C’est peut-être ça aussi, la magie de la musique. Question finale : qu’a représenté pour vous ce film dans votre carrière, votre métier, et que retenez-vous de cette collaboration ?Florencia : Je ne peux pas répondre parce que j’ai juste envie de pleurer (rires). Je ne peux pas séparer la musique de ma vie, c’est pas un “job” pour moi. C’est un, voire deux ans de ma vie qui ont été très… (n’arrive pas à terminer sa phrase). Voilà, allez, à toi Rémi. Rémi : Tu t’es super bien entendue avec toute l’équipe, on ressentait la bonne ambiance sur le film. Pour moi, Calamity représente cinq ans de ma vie, et mon deuxième film. Je suis tellement content d’avoir pu en faire un deuxième. Camille : Y en a-t-il un troisième dans les cartons ?Rémi : On est en écriture, et on va repartir avec Florencia (Camille s’écrie avec joie : “Aaaah !”) avec un film beaucoup plus musical. L’histoire d’un parcours musical et d’un transfuge de classe au XXe siècle, avec une gamine qui habite dans les fortifs’ de Paris, la Zone, et va trouver sa voix de chanteuse réaliste. Elle va être stigmatisée par son appartenance à cette partie de Paris qui était considérée comme le symbole de la misère endémique parce qu’elle pullulait de pauvreté et de crasse. On l’écrit en ce moment avec Fabrice de Costil et Sandra Tosello. Il va falloir aussi écrire des chansons, avec plusieurs inspirations (flamenco, chanson hawaïenne…) que cette héroïne va découvrir et sur lesquelles elle va construire son vocabulaire musical. Camille : Ça va être fascinant ! Merci pour votre temps à tous les deux.Florencia et Rémi : Merci à vous.

Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary, couverture de l'album

La bande originale de Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary est disponible dès le 14 octobre en copie digitale. Le vinyle de la bande originale sortira le 30 octobre et est d’ores et déjà disponible à la précommande ici. Un grand merci à Florencia Di Concilio, Rémi Chayé, et à l’équipe presse de Calamity pour leur temps et leur accueil, (en particulier Laurence Granec, Valérie Dobbelaere et Vanessa Fröchen).  


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