Christophe Lautrette : Visualiser et créer le monde des “Croods”


Alors que l’arrivée de la première bande annonce des Croods 2 – Une nouvelle ère est imminente, nous vous proposons un compte-rendu sorti directement de nos archives : une intervention de Christophe Lautrette, production designer sur le premier film, a fait lors du Meet Ze Artist à Angoulême en 2013, à peine une semaine après la sortie du film dans les salles américaines. Lautrette est actuellement production designer sur le film d’animation The Tiger’s Apprentice produit par Paramount Animation et qui sera animé chez Mikros Animation (Capitaine Superslip).

« Ça peut paraitre bête, mais comme tout projet, les débuts des Croods ont eu lieu par quelques esquisses, de vagues gribouillages sur la page blanche d’un carnet. J’ai mis ça en forme avant de les scanner et de regrouper des documents de référence pour concevoir une bible avec Dominique Louis (alors lui-même superviseur visuel sur le film, ndr). 

Comme le film fut mis de côté au profit du développement de Dragons, sur lequel Chris Sanders est parti, j’ai décidé de mettre ce temps à profit pour avancer sur l’aspect visuel général. du film pour mettre en forme cette bible. Dès le départ, il. fut question de s’éloigner du réalisme rupestre. Venant de bordeaux et mon père étant féru de tout ça, je n’aurai pas pu revenir voir ma famille avec un tel angle d’attaque, on m’aurait anéanti ! (Rires) 

La facture visuelle devait donc être décalée, organique et ludique, car il faut aussi et surtout s’amuser dans ce métier. J’ai donc regroupé les différentes sources visuelles qui seraient les inspirations majeures pour les autres artistes. Parmi elles se trouvent Carlos Nine, Frazetta, des peintres flamands de courants luministes, obsédés du détail. » 

Concept art de Simon Rodgers

« L’idée principale était de jouer sur les faux semblants : qu’un arbre soit en fait la patte d’un animal géant, qu’une bestiole mignonne soit en fait dangereuse et vorace, etc. Ces images sont là pour éclairer l’équipe sur ce que je désire et aussi pour me rassurer quant aux références à employer. Je constitue en même temps mon cahier des charges. Beaucoup de références non artistiques peuvent permettre d’alimenter cette démarche, comme des photographies.

J’ai également regroupé des peintures issues du milieu de la science-fiction, ces stations spatiales en forme de roues géantes, ces lignes de perspective troublantes qui font reconsidérer l’échelle de l’environnement, sans hauts ni bas. J’aimais également beaucoup l’idée d’avoir de nombreux éléments de décors, des rochers immenses qui font penser aux mégalithes, des arbres et des fruits complètement surdimensionnés, des éléments permettant d’annihiler tout sens d’échelle et d’enlever l’horizon aux yeux du spectateur. 

Cette végétation qui pousse en tous sens, avec des arbres poussant sur des arbres, nous a aussi donné l’idée de créer des végétaux parasites, comme si notre végétation actuelle avait phagocyté celle plus ancienne et l’avait remplacée dans notre monde. Le but était de perdre cette facilité à se repérer et de donner un aspect qui peut être foisonnant à la végétation lorsqu’on arrive dans la jungle, comme celles d’Amazonie, pour trancher avec le début du film, très plat, très désertique avec des lignes de décors très simples. 

Étant donné que le méchant n’est pas un personnage, mais véritablement la fin d’un monde, cet effet apocalyptique de la nature en mutation qui s’effondre, dévorant tout sur son passage et poursuivant la famille comme une vague, il était important de donner cette impression que nos Croods pourraient mourir à tout instant en chutant par exemple dans une crevasse. 

Certaines règles esthétiques ont également été fixées à ce moment-Là, comme celle inspirée des films d’animation asiatiques de faire en sorte que les éléments du fond de l’image soient bien plus gros que ceux se trouvant au premier plan.  Cette astuce bouleverse l’échelle du cadre et permet d’ajouter à l’effet de gigantisme menaçant qui entoure les personnages. Tout ça est relié à la famille même : la destruction de leur lieu de vie. Ils sont appelés  à mourir, à disparaître s’ils n’évoluent pas.

Le fameux lapin ! par Christophe Lautrette et Dominique Louis

Après avoir échafaudé ces références, les quelques voyages dans les parcs naturels californiens nous ont montré qu’il n’y avait pas grand-chose à inventer (rires), la nature étant bien faite nous avons retrouvé des tas d’idées mises en pratique. Ce fut beaucoup de photographies à faire, des macros pour saisir les détails des formes et des couleurs. C’est aussi à ce moment que l’on fixe les grandes lignes du coût de certaines séquences. 

Certaines vous en mettront plein la figure et vont coûter un certain prix. Ca veut dire qu’il. faudra économiser sur d’autres passages, plus intimiste où la cadre sera focalisé sur les personnages et conditionnera le regard du spectateur sur eux, leur faisant oublier les autres aspects des scènes, comme des décors plus simplifiés… ce qui ne veut pas dire que ceux-ci ne sont pas travaillés ! 

Ils sont simplement fabriqués pour coûter moins cher, car en tant que production designer, on m’invite bien sûr à faire en sorte que le budget reste dans les clous. Comme pour les décors, les animaux font aussi l’objet des mêmes recherches. J’ai d’ailleurs eu une période « défense » où mon délire était de coller des défenses à tous les animaux, même un lapin géant qui poursuivrait notre famille ! Les artistes de mon département ont fini par venir me voir  en me disant : On n’en peut plus du tout de voir ces défenses intégrées partout ! Arrête maintenant ! (rires) »Lautrette passe un extrait du film, où la famille découvre la jungle avant d’être poursuivie par le féroce Macawnivore, à voir ci-dessous : 

À la suite d’une question posée par une personne du public, Lautrette en profite pour réaffirmer une déclaration de Sylvain Deboissy faite dans une masterclass précédente : beaucoup d’images, parfois même parmi les plus belles créées durant la production d’un film n’arrivent en fin de compte pas sur l’écran. 

« Mais ce n’est pas grave. Ça fait partie de l’aventure et elles finissent toujours par être réutilisées d’une façon ou d’une autre. Peut-être même sur un Croods 2 ? Je viens d’apprendre que l’on en ferait un autre. 

La production du film peut être vue comme un train, les séquences des wagons plus ou moins gros selon les différents objectifs de la narration et dont les cadres doivent être adaptés à celles-ci. Je fais donc régulièrement le tour des séquences pour être sûr que ce qui est fait correspond toujours à ce qui est dans l’histoire, étant donné que celle-ci continuait à être modifiée dans certains actes par les réalisateurs. Mais c’est la manière de faire du studio qui m’impose cette méthode de travail. Avec un réalisateur plus carré et concis qui écrit au cordeau, je ferais les choses en accord. 

Il y a tout de même des avantages à cette façon de faire, car il y a des accidents heureux, je peux être surpris, ce qui est plutôt inhabituel dans le monde de l’animation 3D. C’est pourquoi, lorsque j’ai commencé à travailler sur le film, il était déjà acquis qu’il y aurait une jungle, qu’il aurait de la recherche à faire sur l’herbe sur les textures végétales, il faut attaquer le plus rapidement possible ce genre de choses en amont. 

On bricole pas mal, on utilise des montages photo et nous rassurer, montrer aux réalisateurs des choses qui vont être évocatrices, tester leurs goûts lorsqu’il y a une incertitude. C’est mieux de ne pas arriver avec quelque chose de terminé, ça permet d’échanger avec eux. Par exemple, je connais Chris Sanders, ses goûts, je sais ce qui l’attire, mais je sais également qu’il a une capacité de concentration très limitée, son esprit est très vagabond. 

La notion du double pic et d’aller vers « demain » fut cristallisée très en aval de la production. Concept art de Leighton Hickman

Il faut donc non seulement tester les choses, mais aussi que la réponse soit rapide et claire : « oui ? Non ? Plutôt comme ça ou comme ça ? » À ce stade de la production, rien n’était fixé en termes d’intrigue. L’idée de la montagne à deux cimes, de la notion de « demain » n’existait pas encore. Nous n’avions que des peintures validées par les réalisateurs en attendant plus de précision quant à l’intrigue. 

Ce qui peut être déroutant ! Les thèmes se façonnant au long de la production, il est facile de dérailler et de perdre de vue l’essentiel. L’une des demandes fut de mettre plus de couleur par exemple, ce qui n’est pas problématique. Un sujet de divergence fut l’exploration du côté souterrain, dans le prolongement d’une terre sans hauts ni bas, nous avons travaillé l’idée que la famille pourrait se retrouver dans les entrailles de la Terre. 

C’était quelque chose de viscéral, où la famille devrait faire le plongeon dans une mer souterraine, mais ce concept fut mis de côté par le studio, qui l’a jugée trop sombre, au profit d’une découverte de l’environnement plus merveilleuse et plus positive, qui fait plus penser au Magicien d’Oz

C’est là qu’il y a confrontation et il faut résoudre ce problème afin de servir le film. Nous avions d’autres pistes et le film est reparti sur sa voie, car une partie du métier d’artiste conceptuel. ou de production designer, est de résoudre ces problèmes, ces conflits avec les têtes du studio qui entre peuvent survenir dans la vision esthétique du film. Dans la même optique, afin de faire des économies et de ne pas devenir fou au de la phase de layout, Nicolas Weis avait conçu un grand nombre de plantes à agglomérer et à placer dans le cadre pour habiller le décor et le mettre en valeur.

Une fois cette étape passée, je peux passer au département layout et toutes les plantes vont pouvoir habiller le plateau virtuel. On passe des heures sur ce puzzle d’éléments, et j’avais vu dans le story-board que Sandy devait à un moment entrer dans une fougère pour attraper une souris donc je sais également où placer les éléments déterminants pour les gags ou l’action immédiate. 

La méthode que je vous présente n’est absolument pas “LA” méthode, mais vu la manière dont la production s’est déroulée, c’est une méthode de survie, afin qu’il n’y ait pas de retard ou de piétinement en attendant que l’histoire soit finalisée. 

Les Croods - Nicolas Weis, visual development artist | Les croods, Faune et flore, Illustration
Les Croods, faune et flore, illustration par Nicolas Weis

Les éléments sont prêts, il n’y a plus qu’à les placer et à unifier l’image, vérifier la saturation, les couleurs…afin d’avoir le résultat. Ce qui me rappelle que pour ce film en particulier, j’ai décidé de ne pas faire appel qu’à des personnes issues du département 3D. Je tenais vraiment à avoir des illustrateurs, pour le côté traditionnel bien sûr, mais aussi pour contrôler les images, de manière à ce que lorsque je passais d’un département à l’autre, je puisse dire à quoi ça doit ressembler. Je préfère largement parcourir les étages et aller les voir les gens plutôt que de rester cantonné au département artistique. 

J’essaye de développer ma propre méthode et de faire en sorte qu’il. n’y ait pas de limite entre les départements. Je vais dans chaque endroit avec mes images sous le bras, je peux en faire le suivi, ce qui permet en plus d’économiser de l’argent au studio ! C’est pourquoi la demande que j’ai faite, ces fameux trois mois, qui pouvaient au départ être angoissants pour le studio s’est révélé fructueuse lorsqu’ils font les comptes et qu’ils voient que la tirelire reste assez pleine, d’un coût de l’ordre de la moitié de ce qui a été dépensé sur Les Cinq Légendes

J’ai également beaucoup travaillé en relation avec mon superviseur des effets visuels, qui est devenu un vrai bras droit, étant donné mon manque d’expérience dans ce domaine. De même, j’ai passé beaucoup de temps au département lumière pour voir comment celle-ci pouvait être placée et interagir, voir comment tout fonctionne et leur proposer des choses en utilisant leurs outils. »

Concept Art d’Arthur Fong

« Ça se déroule pareil pour les autres départements, celui du final layout, qui s’occupe de délivrer l’image finale, a eu droit à des documents d’Arthur Fong et moi-même, histoire de s’épargner des casse-têtes, tout en leur donnant aussi des références extérieures comme des cases de bandes dessinées de Loisel. 

Niveau narration, la liaison avec le chef storyboard est constante afin d’être à la page, tout en sachant que même après que les réalisateurs aient validé une scène que celle-ci change après un visionnage des chefs du studio. De même, c’est mon rôle de stimuler les storyboarders en leur montrant des décors qui ouvrent des possibilités, car le revers de Att-1 la médaille pour eux est qu’ils ne pensent pas forcément aux multiples possibilités du décor, ce que je peux leur rappeler, comme ça l’idée est complètement exploitée. 

Et toujours, des éléments très réutilisables ! Afin que ceux-ci soient recyclés dans d’autres séquences, tout en mélangeant les désirs esthétiques de chacun, ce que ton retrouve dans la jungle, à la fois très colorée et menaçante dans ses endroits sombres, le résultat est plus tranché, plus intéressant. » L’art of des Croods, véritable bible visuelle remplie de superbes artworks est toujours disponible à la vente. Le film Les Croods est disponible en DVD et Blu-ray. L’image d’en-tête de cet article est de Christophe Lautrette (layout) et Tianyi Han (couleurs).


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