Présenté en développement lors du dernier Cartoon Movie au mois de mars, Julien Chheng est revenu sur l’avancée de son projet de long métrage Mu Yi et le beau général au festival du film d’animation de Rennes.
Après des études en illustration à l’École Estienne, puis en animation à l’École des Gobelins à Paris, Julien Chheng est recruté en training sur du développement visuel au Studio Disney aux États-Unis. Il revient en France pour participer en tant qu’animateur de personnages sur Le Chat du Rabbin, Ernest et Célestine, puis Mune, le gardien de la lune.
En 2014, il cofonde le Studio La Cachette, société de production spécialisée en animation 2D, qui participe à la fabrication d’épisode ou de séries entière à succès tels que Love, Death and Robots, Star Wars Visions, ou Genndy Tartakovsky’s Primal. Julien a coréalisé la série Ernest et Célestine, La Collection, pour France Télévisions ainsi que son premier long-métrage d’animation avec Jean Christophe Roger Ernest et Célestine, Le Voyage en Charabie, sorti en 2022 et produit par Folivari. Il produit et réalise actuellement le long-métrage Mu Yi et le beau général.
Mu Yi, 14 ans, vit dans les montagnes chinoises, au sein d’une communauté interdite aux garçons. Avec ses deux amis, elle rencontre une troupe d’opéra connue pour le spectacle du Beau Général, un guerrier célébré dans l’Histoire pour sa mystérieuse beauté. Défiant l’interdit, elle les invite au village. D’anciens secrets endormis depuis la Chine ancienne refont surface.
Au travers d’une animation traditionnelle teintée d’une esthétique calligraphique, Julien Chheng pose des interrogations de genre et sociales pour la société chinoise. Il met en avant l’abandon massif des filles à leur naissance et propose une autre vision avec le village des anciennes.

Au casting vocal dirigé par Céline Ronté, on retrouve entre autres Lucie Zhang (Les Olympiades), Guillaume Bouchède (Le Grand Méchant Renard), Yumi Fujimori (L’île aux chiens) et Colette Venhard (Les Croods) . Lors de la masterclass, on a pu apercevoir de belles scènes mélangeant danse et combat portées par un rythme entraînant. Cette découverte rend la sortie prochaine du long métrage prometteuse qui sera soutenue par le distributeur Gebeka.
Mu Yi et le beau général sera présenté à l’Animation Showcase du festival d’Annecy à Cannes. Avec un budget de trois millions d’euros, sa sortie cinéma est prévue pour courant 2026. J’ai pu interviewer Julien Chheng lors de sa présence à Rennes et après avoir pu apprécier sa masterclass à propos de son deuxième long métrage.
Quelle a été l’évolution du projet depuis 2020 ? Quelle direction artistique as-tu prise ?
Quand j’ai commencé à pitcher Mu Yi, j’avais fait un petit teaser de 30 secondes. Je l’ai montré au Cartoon Movie en 2020 et ce qui m’intéressait dans ce projet de film, c’était de confronter cette réalité du traitement à la campagne des filles par rapport aux garçons et la rencontre de cette jeune fille à la campagne avec le mythe d’un très bel homme qui a vraiment existé dans l’Histoire de Chine, qui est célébré et qui est raconté. C’est en fait ce contraste qui m’intéressait.
Quand j’ai pitché l’histoire à Cartoon Movie j’ai reçu beaucoup d’intérêt, mais à vrai dire surtout de la part de grosses plateformes qui m’ont proposé d’en faire, quelque part, un film très spectaculaire, une sorte de Mulan. Je crois qu’à l’époque ça m’a fait un peu peur parce que je n’étais pas prêt à m’embarquer là-dedans et je me suis dit qu’il y avait un risque de vraiment perdre le cœur de l’histoire que je veux raconter. Aussi, je ne me sentais pas encore prêt et mûr d’un point de vue réalisation, à me lancer de suite dans quelque chose qui avait l’air si ambitieux.
J’ai donc pris le temps, j’ai réalisé avec Jean-Christophe Roger Ernest et Célestine, le voyage en Charabie produit par Folivari puis j’ai eu la chance de réaliser un court métrage, L’espionne qui dansait, pour l’anthologie Star Wars Visions et ces expériences-là m’ont forgé et m’ont conforté dans l’idée de faire le film que j’avais au départ en tête, même si ça voulait dire le faire dans une économie plus réduite et de façon plus indépendante.
Aujourd’hui, je suis vraiment en train de fabriquer, de concevoir le film tel que je l’avais toujours imaginé, c’est-à-dire un mélange de récit intimiste avec une grande épopée où on va traverser des époques et se retrouver au cœur de grandes batailles, mais à ma manière.

Il y a eu beaucoup de projets pour le Studio La Cachette, je me demandais si ce n’avait pas été compliqué de revenir sur Mu Yi entre les différents films et séries ?
C’est ça. À l’époque, je n’avais pas encore storyboardé le film. J’avais une version de script en 2020 écrite avec ma coautrice Sujuan Xu et j’étais parti sur un style tel qu’on le voit déjà, avec une ligne ouverte très expressive en hommage à la calligraphie chinoise. Et en termes de décor, je les avais quasi tous peints moi-même. C’était assez peu détaillé parce que je m’étais surtout concentré sur les personnages. Avec un premier storyboard intégral, c’est là que le film a vraiment commencé concrètement à exister, plus que par juste un teaser ou un script.
Du coup, pour moi, la vraie grande période d’écriture est intervenue après 2022 où j’ai enfin pu storyboarder seul tout le film, en parallèle de quoi je revisitais complètement sa direction artistique. J’ai poussé un petit peu le réalisme des personnages. J’ai fait des recherches sur le style avec Houzhi Huang, mon directeur artistique des décors, pour qu’on ait vraiment un environnement qui soit détaillé, sensible, un village qui soit inspiré de vrais villages de cette région-là. A la même période, Amin Goudarzi composait aussi la musique à mesure qu’il recevait du storyboard. On est arrivé tous ensemble à enrichir l’univers graphique et le ton du film. C’est vraiment grâce à ce travail que Mu Yi et le beau général est maintenant dans sa forme finale, si on peut dire.
Mais je n’ai pas eu de mal à retourner à cette histoire parce que les personnages m’ont habité dès les premières versions. Ils continuaient à vivre même quand je travaillais sur Ernest et Célestine ou le court métrage Star Wars. J’y pensais toujours. Quasiment tous les soirs, je retournais un peu visiter cet univers, écrire deux, trois séquences de cette histoire.
Et c’est là aussi qu’on éprouve le concept et qu’on sent qu’on tient quelque chose qu’on doit mener à son terme, parce que malgré les années, j’avais toujours envie de retourner dans ce monde, toujours envie de raconter leur histoire et c’est quelque part les personnages qui m’ont poussé à ce que je les fasse exister.
Je crois aussi beaucoup au fait que dès qu’on a des personnages qui veulent exister, qui veulent se raconter en film, il faut juste les suivre, c’est un peu une force invisible qu’il faut respecter, de mon point de vue ça signifie que l’on tient un film.

Mu Yi et le beau général traverse différentes lignes temporelles : les années 90, le 6eme siècle avant JC et va être reçu par le public actuel. Comment as-tu abordé la question du genre au travers de ces différentes temporalités ?
Ce qui m’intéressait, c’était de raconter une histoire intemporelle car lorsqu’on démarre dans le village des anciennes, donc isolé dans la campagne, en pleine montagne, on voit la manière dont ils vivent et il est impossible de vraiment deviner à quelle époque on se situe. Et c’est au moment où on voit Mu Yi vendre des statuettes à des touristes de passage et qu’on voit un bus arriver, traverser la montagne et s’arrêter et qu’elle essaie de leur vendre des statuettes, qu’on se rend compte qu’on est à une époque plutôt moderne.
Après on n’insiste pas pour savoir si on est dans les années 2000 ou dans les années 80 parce qu’en fait le cœur du film se trouve à la campagne, en tout cas en Chine, où c’est relativement toujours resté figé dans des traditions, comme dans plein d’autres endroits du monde. Et ici, c’est un lieu où on favorise beaucoup les petits garçons par rapport aux petites filles et où on préfère avoir l’un plutôt que l’autre et où dans une fratrie, on ne donne pas d’héritage à la petite fille, à la petite sœur.
Ce sont des états de fait qu’on retrouve dans le monde entier. Je pense qu’il n’y a pas de problème à s’identifier à cette histoire actuellement parce qu’elle résonne très fort quand même auprès des gens, surtout en Asie ou dans ces cultures-là encore aujourd’hui, cette différence de traitement entre garçons et fille persiste auprès des parents, grands-parents et dans la société en général.
Après c’est vrai qu’on visite le 6ème siècle. Et là, ce qui m’intéressait c’était aussi de montrer que dès cette époque, il y a déjà une différence entre le rôle des femmes et celui des hommes. Là où le rôle des hommes va être beaucoup tourné sur l’aspect guerrier, celui des femmes se trouve en ville, à l’ombre et ça je le montre dans le film. Ça m’intéresse de parler de ce contraste aussi à cette époque.
Hier à la masterclass, tu as évoqué l’épisode L’espionne qui dansait de Star Wars Visions qui possède une grande thématique scénographique. As-tu été tenté par prendre conseil auprès de cascadeurs ou de danseurs ? Comme ce que l’on a pu voir récemment avec Chad Stahelski qui a travaillé sur Lazarus. Est-ce une idée qui t’a traversé un moment ?
Ah non, je n’avais pas cette idée-là. D’ailleurs, on m’a proposé de m’assister pour les chorégraphies de professionnels quand des gens ont appris que le film se faisait. Mais en fait, j’ai voulu plutôt faire confiance à l’animation, aux animateurs et animatrices du projet. J’ai moi-même fait les tests d’animation et je regardais beaucoup de représentations théâtrales, que ce soit du théâtre d’opéra de Pékin ou de Shanghai et la manière dont ils se déplacent sur scène, dont ils dansent, dont il se meuvent avec grâce, ainsi que leurs costumes mais aussi les chorégraphies d’arts martiaux.
Et c’est juste en m’inspirant visuellement de ces spectacles-là, en récupérant aussi de beaux costumes de scène qu’on m’a offerts, que j’ai pu composer les chorégraphies du spectacle sur le Beau Général qui est complètement inventée pour le film, mais qui semble le plus crédible possible, le plus culturellement juste possible. Et donc je n’ai pas fait appel à des chorégraphes spécifiques.

La musique et la danse ont une grande part dans ton travail. Est-ce qu’il s’agit de thématique que tu souhaites poursuivre ?
J’ai une grande sensibilité à la musique dans mon travail parce que chaque film sur lesquels j’ai travaillé, étaient structurellement tournés autour de la musique. Certaines séquences tournent entièrement autour de la musique. Et là, dans Mu Yi et le Beau Général, il y a une séquence autour du spectacle du Beau Général qui est un spectacle musical. Toute l’action est calée, synchronisée sur la musique et beaucoup de moments dans le film sont vraiment complétés par la musique de cette séquence.
Et c’était déjà le cas sur le spectacle de danse dans L’espionne qui dansait ou dans Ernest et Célestine où la musique était même au cœur de l’histoire. J’adore penser que le montage d’un film est de toute façon, le rythme d’un film, c’est très musical en soi. Pour moi c’est naturel de tout de suite avoir une certaine idée de ce que la musique va apporter ou quelle couleur musicale je veux à ces endroits-là, et qu’on puisse la retrouver tout le long du métrage. C’est ce qui donne aussi une identité à un film.
Donc là, je suis très fier de travailler avec un compositeur d’origine iranienne venu en France qui s’appelle Amin Goudarzi, qui apporte aussi toute cette touche persane à la musique du film, complètement justifiée et culturellement enrichissante parce qu’à l’époque du 6e siècle et de ce Beau Général, il y avait beaucoup d’échanges entre la Perse et la Chine le long de la route de la soie.
On rend indirectement hommage aussi à ça par la musique, et c’est très chouette. Mais oui, je pense que la musique, pour moi, c’est fondamental dans la réalisation. Après, il faut qu’elle ait un sens, une raison. Elle ne peut pas être présente tout le long du film uniquement pour pallier des faiblesses du scénario.

Pour finir, j’ai vu que tu fais partie du jury pour les courts métrages étudiant au festival de Rennes. Est-ce que tu as des attentes spécifiques lorsque tu découvres les cours ou est-ce que tu te laisses porter ?
Déjà c’est la première fois que j’accepte d’être enfin jury pour des courts métrages étudiants et je suis frappé par la diversité, la qualité du nombre de films proposés en France chaque année car ici, nous ne parlons que de courts métrages français.
Je trouve que l’on a une chance incroyable en France en termes de formation, de culture, d’ouverture à la culture qui se ressent dans le nombre et la qualité des films proposés. Et moi, ce que je cherche à travers cette expérience en tant que jury, c’est vraiment d’être surpris. Emporté par la vision d’un auteur, d’une autrice ou d’une équipe et embarqué du début à la fin par le film.
Et je crois que c’est ce que tout spectateur souhaite quand il entre dans une salle de cinéma, c’est quelque part de se retrouver dans un environnement confortable, de recevoir quelque chose qu’il attend, c’est-à-dire une satisfaction, des couleurs, un rythme, de la musique mais que cela lui soit, en réalité, livré d’une manière surprenante, nouvelle.
Tout mes remerciements à Estelle Lacaud du Festival National du Film d’animation de Rennes et à Julien Chheng pour sa disponibilité.
- Les crédit images de cet article sont © Studio La Cachette, Duetto, à l’exception de celle représentant L’espionne qui dansait, qui est © LucasFilm
- Le crédit image du portrait de Julien Chheng est © Thibaud Feyhl